vendredi 7 novembre 2008

CE N'EST PAS LA RUE QUI GOUVERNE

ou L’impromptu de nulle part et de n’importe où
UNE EXPERIENCE DE CHANTIER/THEATRE
par Claude GRELLARD
soirée du 18 novembre 2008

« Du passé faisons table rase… nous ne sommes rien, soyons tout »
(L’internationale)

« Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le fera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. »
Albert CAMUS ( Discours de Suède )

L’action se passe dans « l’île des esclaves », une sorte de République « à part ». L’article 2 de sa Constitution dit que cette République a pour devise « Un Président fort pour un peuple fort » et que son principe est : « Gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », sans préciser quel sens il faut donner à l’expression « pour le peuple » : « au profit » du peuple ? « à la place » du peuple ? ou les deux à la fois ?
Finalement, c’est le Président « tout en haut » qui décide, à lui seul, comment le peuple « tout en bas » doit vivre. Le petit peuple n’est pas fait pour gouverner.

L’histoire de cette île est la longue suite des relations aveugles que les hommes entretiennent avec la matière dont ils sont faits. Elle de divise en trois périodes.

PREMIERE PERIODE
La première période a commencé il y a des milliards d’années, à l’époque où la terre n’était rien qu’un tas de poussière, un amas de matières premières sans valeur ajoutée. Un jour les choses se sont mises à bouger, à se fabriquer toutes seules, au hasard de rencontres entre des éléments qui n’avaient aucune raison de s’accoler et qui l’ont pourtant fait sans projet préalable. Si les choses bougeaient, c’est que la vie, quelque part, remuait doucement comme un dormeur sous ses couvertures. Plus tard, beaucoup plus tard, les animaux sont apparus.
L’humanité ensuite a commencé à prendre forme sans jamais s’en apercevoir. Tout ce travail s’est fait spontanément, sans le moindre apport de main d’œuvre. Le temps a fait son œuvre tranquillement sans rien demander à personne. Car, il s’agissait bien d’un travail, au sens mécanique du terme, le travail étant, par définition, le résultat de l’action d’un effort appliqué pendant un certain temps sur un objet, soit pour le déformer soit pour le déplacer, ayant dans tous les cas pour effet de le conduire à changer d’état. Au vu du caractère accidentel, mystérieux, en apparence irrationnel de ces phénomènes physiques on peut « logiquement » se demander, si par hasard, dans un recoin de la matière, il ne trainerait pas quand même un bout de métaphysique qui nous permettrait d’expliquer même l’inexplicable.
Il ne faut pas s’y fier : la matière est un chat qui ne dort que d’un œil. Contrairement à ce que nous supposons d’habitude, elle n’est pas inerte mais bien vivante. Sous ses dehors tranquilles, elle est chargée jusqu’à la gueule du pouvoir de se transformer elle-même, voire de se détruire. Au point de se payer le luxe d’avoir des ouvriers pour le faire à sa place sans savoir ce qu’ils font.

DEUXIEME PERIODE
La seconde période a commencé il y trois millions d’années environ. Les hommes qui s’étaient toujours jusque là « laissés faire », se comportant comme des « objets » soumis aux forces de la nature, les hommes ont à partir de cette époque entrepris d’exister par leurs propres moyens sans avoir à compter sur personne d’autre qu’eux-mêmes. Afin de vivre mieux ils se sont mis à « travailler » pour leur propre compte, à tailler du silex, à fabriquer toutes sortes d’outils. On en a retrouvé des centaines. Ils se sont mis aussi à fabriquer des mots qui leur permettaient de communiquer plus facilement. On ne sait pas très bien quand ils ont vraiment commencé à s’exprimer. Il n’existe pas de fossiles des premières paroles, aucune trace d’aucun discours.
Toujours est-il qu’à partir de ce moment là ils ont cru qu’ils avaient désormais les moyens de ne plus « se laisser faire », qu’ils pouvaient maîtriser le monde. Alors que tout au long de la précédente période ils étaient des « objets », ils avaient maintenant le pouvoir, ou plus exactement ils croyaient avoir le pouvoir de donner consistance à leurs rêves, de les « objectiver », autrement dit de prendre leurs désirs pour des réalités ; ils se jugeaient capables de transformer le monde.
Ils ont alors perfectionné leurs outils, inventé des leviers leur permettant de soulever des charges au dessus de leurs forces, et même des machines qui pouvaient travailler pour eux.
En particulier dans l’agriculture où, du jour au lendemain, on eut de moins en moins besoin de bras ; alors que l’industrie de son côté consommait de plus en plus de main d’œuvre.
De sorte que les paysans se firent engager comme ouvriers dans des usines. Faute de « savoir faire » on leur demandait simplement d’être au service des machines. Alors que les outils, rangés au magasin des accessoires devenaient peu à peu des pièces de musée.
Puis on en est venu à construire des usines sans travailleurs équipées de machines intelligentes, dressées à fabriquer n’importe quoi. Privés de leurs outils, les ouvriers se trouvèrent exclus du marché du travail. N’ayant plus aucun moyen d’existence ils sont, à leur tour, devenus des « objets » inutiles, bons à jeter à la décharge.
Dans le secteur des services la situation n’est pas beaucoup plus brillante. La aussi des machines, de plus en plus « savantes », ont pris le pouvoir. Les ordinateurs de la Bourse sont capables d’effectuer en un clin d’œil des transactions financières portant sur des milliards de dollars sans qu’il soit possible de suivre le détail des opérations en raison de la dissémination des comptes. Sur tous les écrans de contrôle les chiffres se volatilisent et disparaissent avant qu’on ait eu le temps de les lire. Et l’argent s’évapore comme par miracle. Les banquiers, incapables de maîtriser le mouvement des capitaux en arrivent à mettre la clé sous la porte.

TROISIEME PERIODE
Par manque d’instruments de surveillance le système s’est emballé. Alors qu’ils avaient cru pouvoir domestiquer la matière, les occupants de l’île des esclaves se trouvent maintenant dépassés par les transformations qu’ils ont déclenchées : changement climatique, marées noires, pollution de l’air, pluies acides, contamination des nappes d’eau, appauvrissement des ressources, dégradation des sociétés, famines, etc…


Sur l’île des esclaves, comme partout ailleurs, les « forces de travail » sont retournées comme aux premiers temps dans le champ de la démesure et de l’incontrôlable. Les « éléments naturels », mis devant le fait accompli, doivent tant bien que mal compenser le désordre occasionné par les hommes et régler la situation en établissant un nouvel équilibre de forces dont les hommes à leur tour devront désormais tenir compte.

Aux dernières nouvelles, les occupants de l’île des esclaves sont en train de déménager.
Cette île, évidemment, n’existe pas…
et toute cette histoire est un conte à dormir debout… ou l’œuvre d’un esprit dérangé…

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