samedi 31 janvier 2009

DIALOGUE AUX ENFERS ENTRE MACHIAVEL ET MONTESQUIEU

Extraits de quelques propos (actuels ?) entre Machiavel…et Montesquieu

DEMARCHES DU POUVOIR – CONSTITUTION - 8è Dialogue

… « L’usurpateur d’un Etat est dans une situation analogue à celle d’un conquérant. Il est
Condamné à tout renouveler, à dissoudre l’Etat, à détruire la cité, à changer la face des mœurs. C’est là le but, mais dans les temps actuels il n’y faut tendre que par des voies obliques, des moyens détournés, des combinaisons habiles, et, autant que possible, exemptes de violence. Je ne détruirai donc pas les institutions, mais je les toucherai une à une par un trait de main inaperçu qui en dérangera le mécanisme. Ainsi je toucherai tour à tour à l’organisation judiciaire, au suffrage, à la presse, à la liberté individuelle, à l’enseignement.
Par-dessus les lois primitives je ferai passer toute une législation nouvelle qui, sans abroger expressément l’ancienne, la masquera d’abord, puis bientôt l’effacera. Telles sont mes conceptions générales, maintenant vous allez voir les détails d’exécution »…
«… Je ferai une autre constitution, voilà tout… »…
Machiavel qui connait les principes de « l’Esprit des Lois » les rappelle allant au- devant des objections prévisibles de Montesquieu…
…« Vous ne manqueriez sans doute pas de me parler du principe de la séparation des pouvoirs, de la liberté de la parole et de la presse, de la liberté religieuse, de la liberté individuelle, du droit d’association, de l’égalité devant la loi, de l’inviolabilité de la propriété et du domicile, de la proportionnalité des peines, de la non rétroactivité des lois … »
… « Je ne vois nul inconvénient à proclamer ces principes ; j’en ferai même, si vous le voulez, le préambule de ma constitution….Je vous ai dit que je proclamerais ces principes, mais je ne vous ai pas dit que je les inscrirais ni même que je les désignerais expressément…Si j’énumérais ces droits, ma liberté d’action serait enchaînée vis-à-vis de ceux que j’aurais déclarés ; c’est ce que je ne veux pas. En ne les nommant point, je parais les accorder tous et je n’en accorde spécialement aucun ; cela permet plus tard d’écarter, par voie d’exception, ceux que je jugerai dangereux... »…

LA PRESSE - 12è Dialogue

Après avoir énoncé que la liberté de la presse serait étroitement surveillée et avoir précisé l’utilisation qu’il ferait de la publicité sélective, MACHIAVEL poursuit…

… « Dans les pays parlementaires, c’est presque toujours par la presse que périssent les gouvernements, eh bien j’entrevois la possibilité de neutraliser par la presse elle-même. Puisque c’est une si grande force que le journalisme, savez-vous ce que ferait mon gouvernement ? Il se ferait journaliste, ce serait le journalisme incarné… »
…« Je compterai le nombre de journaux qui représenteront ce que voua appelez l’opposition. S’il y en a dix pour l’opposition, j’en aurai vingt pour le gouvernement ; s’il y en a vingt, j’en aurai quarante, s’il y en a quarante, j’en aurai quatre-vingts. Voilà à quoi me servira, vous le comprenez à merveille maintenant la faculté que je me suis réservée d’autoriser la création de nouvelles feuilles politiques…. »
… « Je diviserai en trois ou quatre catégories les feuilles dévouées à mon pouvoir. Au premier rang je mettrai un certain nombre de journaux dont la nuance sera franchement officielle, et qui, en toutes rencontres, défendront mes actes à outrance. Ce ne sont pas ceux-là je commence par vous le dire qui auront le plus d’ascendant sur l’opinion. Au second rang je placerai une autre phalange de journaux dont le caractère ne sera déjà plus qu’officieux et dont la mission sera de rallier à mon pouvoir cette masse d’hommes tièdes et indifférents qui acceptent sans scrupule ce qui est constitué, mais ne vont pas au-delà dans leur religion politique.
« C’est dans les catégories de journaux qui vont suivre que se trouveront les leviers les plus puissants de mon pouvoir. Ici, la nuance officielle ou officieuse se dégrade complètement, en apparence, bien entendu, car les journaux dont je vais vous parler seront tous rattachés par la même chaîne à mon gouvernement, chaîne visible pour les uns, invisible à l’égard des autres. Je n’entreprends point de vous dire quel en sera le nombre, car je compterai un organe dévoué dans chaque opinion, dans chaque parti ; j’aurai un organe aristocratique dans le parti aristocrate, un organe républicain dans le parti républicain, un organe révolutionnaire dans le parti révolutionnaire, un organe anarchiste, au besoin, dans le parti anarchiste. Comme le dieu Vishnou, ma presse aura cent bras, et des bras donneront la main à toutes les nuances d’opinion quelconque sur la surface entière du pays. On sera de mon parti sans le savoir. Ceux qui croiront parler leur langue parleront la mienne, ceux qui croiront agiter leur parti agiteront le mien, ceux qui croiront marcher sous leur drapeau marcheront sous le mien »…

LES FINANCES – L’ECONOMIE – LE BUDGET –
18è, 19è et 20è Dialogue

MONTESQUIEU ayant fait observer que…
« … La perfection du système financier, dans les temps modernes, repose sur deux bases fondamentales, le contrôle et la publicité … »
et que…
« …Toute l’œuvre de l’administration financière, si vaste et si compliquée qu’elle soit dans ses détails, aboutit, en dernière analyse, à deux opérations fort simples, recevoir et dépenser… »
En réponse MACHIAVEL développe sa méthode…
… « Au commencement de l’année budgétaire, le surintendant des finances s’énoncera ainsi : « Rien d’altère jusqu’ici, les prévisions du budget actuel. Sans se faire d’illusions, on a les plus sérieuses raisons d’espérer que, pour la première fois depuis bien des années, le budget, malgré le service des emprunts, présentera, en fin de compte, un équilibre réel. Ce résultat si désirable, obtenu dans des temps exceptionnellement difficiles, est la meilleure des preuves que le mouvement ascendant de la fortune publique ne s’est jamais ralenti … A ce propos l’on parlera de l’amortissement qui vous préoccupait tout à l’heure et l’on dira : « L’amortissement va bientôt fonctionner. Si le projet que l’on a conçu à cet égard venait à se réaliser, si les revenus de l’Etat continuaient à progresser, il ne serait pas impossible que, dans le budget qui sera présenté dans cinq ans, les comptes publics ne se soldassent par un excédent de recettes. »…
… « Quelquefois il y a, vous le savez, des mots tout faits, des phrases stéréotypées, qui font beaucoup d’effet sur le public, le calment, le rassurent. Ainsi, en présentant avec art telle ou telle dette passive on dit : ce chiffre n’a rien d’exorbitant ; - il est normal, il est conforme aux antécédents budgétaires ; - le chiffre de la dette flottante n’a rien que de très rassurant. Il y a une foule de locutions semblables dont je ne vous parle pas parce qu’il est d’autres artifices pratiques, plus importants, sur les quels je dois attirer votre attention.
D’abord, dans tous les documents officiels il est nécessaire d’insister sur le dévelop-pement de la prospérité, de l’activité commerciale et du progrès toujours croissant de la consommation.
Le contribuable s’émeut moins de la disproportion des budgets, quand on lui répète ces choses, et on peut les lui répéter à satiété, sans que jamais il s’en défie, tant les écritures authentiques produisent un effet magique sur l’esprit des sots bourgeois. Lorsque l’équilibre des budgets est rompu et que l’on veut, pour l’année suivante, préparer l’esprit public à quelque mécompte, on dit à l’avance dans un rapport, l’année prochaine le découvert ne sera que de tant…
Si le découvert est inférieur aux prévisions, c’est un véritable triomphe ; s’il est supérieur, on dit : le déficit a été plus grand qu’on ne l’avait prévu, mais il s’était élevé à un chiffre supérieur l’année précédente … ».

DEJA L’IMMOBILER… ET LES HBM (habitations à bon marché)
23é Dialogue

« Passons à d’autres objets. Ce qui va vous étonner, c’est que je reviens aux constructions… Vous allez voir l’idée politique qui surgit du vaste système de constructions que j’ai entrepris ; je réalise par là une théorie économique qui a fait beaucoup de désastres dans certains Etats de l’Europe, la théorie de l’organisation du travail permanent pour les classes ouvrières. Mon règne leur promet un salaire indéfini. Moi mort, mon système abandonné, plus de travail, le peuple est en grève et monte à l’assaut des classes riches. On est en pleine Jacquerie : perturbation industrielle, anéantissement du crédit, insurrection dans mon Etat…
La question des constructions qui parait mince est donc en réalité, comme vous le voyez une question colossale. Quand il s’agit d’un objet de cette importance, il ne faut pas ménager les sacrifices. Avez-vous remarqué que presque toutes mes conceptions politiques se doublent d’une conception financière ? C’est encore ce qui m’arrive ici. J’instituerai une caisse des travaux publics que je doterai de plusieurs centaines de millions à l’aide desquels je provoquerai aux constructions sur la surface entière de mon royaume. Vous avez deviné mon but : je tiens debout la jacquerie ouvrière ; c’est l’autre armée dont j’ai besoin contre les factions. Mais cette masse de prolétaires qui est dans ma main, il ne faut pas maintenant qu’elle puisse se retourner contre moi au jour où elle serait sans pain. C’est à quoi je pourvois par les constructions…L’ouvrier qui construit pour moi construit en même temps contre lui les moyens de défense dont j’ai besoin. Sans le savoir il se chasse lui-même des grands centres où sa présence m’inquiéterait ; il rend à jamais impossible le succès des révolutions qui se font dans la rue… Ma capitale ne sera guère habitable, pour ceux qui vivent d’un travail quotidien, que dans la partie la plus rapprochée de ses murs. Ce n’est donc pas dans les quartiers voisins du siège des autorités que les insurrections pourront se former. Sans doute il y aura autour de la capitale une population ouvrière immense, redoutable dans un jour de colère ; mais les constructions que j’élèverais seraient toutes conçues d’après un plan stratégique, c'est-à-dire qu’elles livreraient passage à de grandes voies ou, d’un bout à l’autre, pourrait circuler le canon. L’extrémité de ces grandes voies se relierait à une quantité de casernes, espèces de bastilles, pleines d’armes, de soldats et de munitions. »…
… « Vous comprenez bien que je n’entends pas rendre la vie matérielle difficile à la population ouvrière de la capitale… mais la fécondité de ressources que doit avoir mon gouvernement me suggérerait une idée ; ce serait de bâtir pour les gens du peuple de vastes cités où les logements seraient à bas prix, et où leurs masses se trouveraient réunies par cohortes comme dans de vastes familles. »

MONTESQUIEU : « Des souricières ! »

MACHAVIEL : « Oh ! l’esprit de dénigrement, la haine acharnée des partis ne manquera pas de dénigrer mes institutions… »…
LA FIN … au 25 è Dialogue…

Machiavel…- « … On m’invoque, vous dis-je, comme un dieu ; dans la grêle, dans la disette, dans les incendies, j’accours, la population se jette à mes pieds, elle m’emporterait au ciel dans ses bras, si Dieu donnait des ailes.

Montesquieu :- Ce qui ne vous empêcherait pas de la broyer avec la mitraille au moindre signe de résistance.

Machiavel : - C’est vrai mais l’amour n’existe pas sans la crainte.

Montesquieu : - Ce songe est-il fini ?

Machiavel : - Un songe ! Ah ! Montesquieu ! vous allez pleurer longtemps : déchirez l’Esprit des lois, demandez à Dieu de vous donner l’oubli pour votre part dans le ciel ; car voici venir la vérité terrible dont vous avez déjà le pressentiment ; il n’y a pas de songe dans ce que je viens de vous dire.

Montesquieu : - Qu’allez-vous m’apprendre !

Machiavel : - Ce que je viens de vous décrire, cet ensemble de choses monstrueuses devant lesquelles l’esprit recule épouvanté, cette œuvre que l’enfer même pouvait seul accomplir, tout cela est fait, tout cela existe, tout cela prospère à la face du soleil, à l’heure qu’il est, sur un point du globe que nous avons quitté.

Montesquieu : - Où ?

Machiavel : - Non, ce serait vous infliger une seconde mort.

Montesquieu : - Ah ! parlez, au nom du ciel !

Machiavel : - Eh bien !...

Montesquieu : - Quoi ?...

Machiavel : - L’heure est passée ! Ne voyez- vous pas que le tourbillon m’emporte !

Montesquieu : Machiavel !!!

Machiavel : - Voyez ces ombres qui passent non loin de vous en se couvrant les yeux ; les reconnaissez-vous ? ce sont des gloires qui on fait l’envie du monde entier. A l’heure qu’il est, elles redemandent à Dieu leur patrie !...

Montesquieu : - Dieu éternel, qu’avez-vous permis !... »

Extraits de
« Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu »
de Maurice Joly, précédé de l’Etat retors par Michel Bounan
Editions Allia – 16 rue Charlemagne – Paris IV

dimanche 25 janvier 2009

DIALOGUE AUX ENFERS ENTRE MACHIAVEL ET MONTESQUIEU

Le mardi 3 février 2009, à 19 heures 45
salle des associations, passage Chabrier à Saint-Pierre-des-Corps,
le Cercle Jacques Decour présente le film
« Dialogue aux Enfers entre Machiavel et Montesquieu »

Cette soirée se situe dans le Cycle d’études et de débats sur Démocratie et Pouvoir. L’auteur -Maurice Joly (1829-1878), avocat républicain - écrivit en 1864 ce pamphlet pour dénoncer la politique à la fois autoritaire et démagogique de Napoléon III.
La Comédie Française confia naguère à François Chaumette et Michel Etchevery le soin de donner à voir et à entendre cette confrontation imaginée entre Machiavel, partisan de l’autoritarisme et du double langage du chef de l’état, et Montesquieu défenseur idéaliste d’un état de droit démocratique issu du « Siècle des Lumières ».
Un débat permettra d’apprécier l’actualité du propos.
Entrée gratuite. Nombre de places limité

Contacts :
Jacques Ducol : ducol.j.g@wanadoo.fr
Claude Grellard : claude.grellard@free.fr.
Site internet : www.jacques-decour.blogspot.com. Téléphone : 02 47 54 51 44



A propos de
DIALOGUE AUX ENFERS ENTRE MACHIAVEL ET MONTESQUIEU

L’auteur : Maurice Joly (1829-1878) était avocat ; militant républicain, adversaire de Louis- Napoléon Bonaparte dont il dénonçait le sanglant coup d’état du 2 décembre 1851 qui l’avait fait empereur après qu’il ait été élu, trois ans plus tôt, président de la République (première élection au suffrage universel). Pourchassé par l’empereur, Maurice Joly fit imprimer son pamphlet en Belgique. Mais les livres, introduits clandestinement en France par des colporteurs furent totalement récupérés par la police qui mit les livres au pilon et l’auteur en prison.
Un exemplaire retrouvé on ne sait trop comment à la fin du XIXè siècle servit à la police politique du tsar pour fabriquer un prétendu document, intitulé « Le Protocole des sages de Sion » fréquemment utilisé depuis par toutes les propagandes antisémites, sur tous les continents.

L’intrigue de la pièce : la rencontre entre deux célèbres champions européens de la pensée politique qui confrontent et jouent deux visions opposées du jeu social. Qui a vu juste sur l’homme et la société : Machiavel - diplomate florentin de la Renaissance (1469-1527) - ou Montesquieu - éminent philosophe du Siècle des Lumières (1689-1755) ? Le débat est dramatique entre « le procureur » et l’ « avocat » à propos de la modernité, de la démocratie, du pouvoir, du coup d’état, de la souveraineté populaire, de l’élection, de la constitution, de l’université, de la magistrature, du peuple, du référendum, des droits, du logement, de l’armée, tous mots d’entrée pour susciter la réflexion.

La Comédie Française, au début des années quatre-vingt, avait porté la pièce dans un large public à Paris et en Province avec Machiavel-François Chaumette et Montesquieu-Michel Etchevery. Un grand moment de théâtre et de réflexion sur l’état et la démocratie, inexploité en tant que document audio-visuel numérique. France-Culture commercialisa une cassette audio aujourd’hui épuisée.

Les Tréteaux de Port-Royal soutenus par l’Université de Strasbourg présentèrent, en 2004, une adaptation par Christian Nardin – professeur de Lettres au Lycée international de Strasbourg et acteur amateur – dans le cadre d’un Colloque sur Les formes modernes du pouvoir. Cette adaptation fut reprise en 2005 – avec tournage d’un film - puis en décembre 2008. Cette version mérite d’être connue du public. Ce film est un bon vecteur pour l’approche de l’œuvre (contact chnardin@aol.com.)

Présentation au Cercle Jacques Decour : Mardi 3 février 2009, le Cercle Jacques Decour, présente « Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu » - l’auteur, l’œuvre et le film - et soumet au débat l’actualité du questionnement sur Démocratie et Pouvoir…

Rendez-vous Mardi 3 février 2009 à 19 heures 45, salle des associations, passage Chabrier à Saint Pierre des Corps –
Entrée gratuite. Nombre de places limité.

Les éditions Allia ont publié en 1999 « Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu », précédé de « L’Etat retors » par Michel Bounan. En dernière page de couverture, cet extrait de Maurice Joly :
« Avec des sociétés nouvelles, il faut employer des procédés nouveaux : il ne s’agit pas aujourd’hui, pour gouverner, de commettre des iniquités violentes, de décapiter ses ennemis, de dépouiller ses sujets de leurs biens, de prodiguer des supplices ; non, la mort, la spoliation et les tourments physiques ne peuvent jouer qu’un rôle assez secondaire dans la politique intérieure des Etats modernes. Il s’agit moins aujourd’hui de violenter les hommes que de les désarmer, de comprimer leurs passions politiques que de les effacer, de combattre leurs instincts que de les tromper, de proscrire leurs idées que de leur donner le change en se les appropriant ».

Gilbert Déverines

lundi 5 janvier 2009

SOUFFRANCE et HARCELEMENT au TRAVAIL

Exposé de Gérard LECHA et Thierry FOULLON
le 6 janvier 2009

SOUFFRANCE ET HARCELEMENT AU TRAVAIL
DROIT AU TRAVAIL ET/OU DEVOIR DE TRAVAIL
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C’est en tant qu’enseignant-chercheur en sociologie des organisations et des institutions que je voudrais aborder le thème intitulé « Souffrance et harcèlement au travail ». Nous sommes censés, en effet, vous présenter ce soir, Thierry et moi, les grandes lignes de ce phénomène, sinon nouveau, du moins qui se développe de plus en plus d’une façon, pour le moins inquiétante en nos sociétés dites, on ne peut plus légèrement, postmodernes. Jargon, quand tu nous tiens !...
C’est donc à partir de situations plus ou moins vécues, plus ou moins éprouvées, que je voudrais vous inciter à vous positionner vous-mêmes lors du prochain débat quant à cette instrumentalisation plus ou moins mortifère des travailleurs manuels et intellectuels à laquelle nous assistons aujourd’hui, veuille ou non et qu’on s’en aperçoive ou non. (Pour ne pas s’en apercevoir, remarquez bien, il faudrait quand même avoir une sacrée couche de peau de saucisson sur les yeux !) Et si je vous dis ça, aussi péremptoirement, c’est que j’ai été, quant à moi, professionnellement, très à l’écoute d’une façon impressionniste et empiriste tout à la fois d’une certaine progression dégénérescente des relations de travail si on veut bien m’accorder comme fondée au niveau de l’expression cette injonction paradoxale concernant les relations humaines telles qu’elles se vivent dans les entreprises et/ou institutions ou administrations. Et ce, toutes professions et/ou C.S.P. confondues depuis un bon quart de siècle.
Il faut dire que je me suis trouvé dans une situation privilégiée, par certains côtés, pour exercer cette écoute en étant enseignant en psychosociologie et en sociologie à l’Institut du Travail Social depuis voilà bientôt trente cinq ans et au département Formation Continue de l’Université François RABELAIS (ISUFOP –Institut Universitaire de Formation Permanente- puis SUFCO –Service Universitaire de Formation Continue-) pendant près d’une vingtaine d’années.
L’intérêt d’enseigner les sciences humaines dans un établissement comme l’I.T.S. tient surtout au fait que les étudiants (Educateurs spécialisés, Educateurs techniques spécialisés, Educateurs de jeunes enfants, Moniteurs éducateurs, etc.) suivent une formation en alternance, c’est-à-dire pour moitié à l’Institut pour suivre une formation dite théorique et, pour moitié, dans des structures diverses et variées appartenant au Secteur social et Médico-social lors de stages plus ou moins longs, pour exercer une formation dite pratique au milieu des professionnels en activité sur le lieu de stage que les étudiants (et étudiantes) ont le plus souvent choisi.
L’intérêt d’enseigner les mêmes sciences humaines dans le département Formation Continue (ou Permanente !) de l’Université devant des gens qui se destinaient à l’obtention du C.U.F.R.A. en deux ans et/ou du D.U.F.R.A. en trois ans (le CUFRA voulant dire : Certificat universitaire de Formation aux Relations humaines et à l’Animation de groupes, le DUFRA voulant dire Diplôme avec la même suite et ce diplôme permettant à ceux et celles qui l’avaient obtenu avec mention satisfaisante d’accéder au troisième cycle), l’intérêt de cet enseignement donc, c’était que notre auditoire n’était pas composé d’étudiants à part entière ; mais de stagiaires qui, hormis les journées de stage à l’Université, exerçaient leurs professions de cadres ou agents de maîtrise dans des entreprises et/ou des institutions aussi diverses que variées dans les Catégories Socio Professionnelles existantes.
Et ce qui a été le plus important pour moi à l’Université, en tant que chargé de cours, ce fut d’intervenir auprès de cadres et d’agents de maîtrise dans le secteur secondaire (usines, entreprises de productions multiples, etc.) et dans le secteur tertiaire commercial et des services administratifs (grandes surfaces, administrations territoriales comme la DDTE –Direction départementale du travail et de l’emploi- et/ou la DDE –Direction Départementale de l’Equipement- etc.) Ce qui m’a permis de sortir un peu de la spécificité du rapport (exposé grossièrement) : cadres de direction/cadres intermédiaires/employés sous étiquettes C.S.P. multiples mais appartenant toujours au secteur social et médico-social.
Seulement, ce que j’ai trouvé de commun, malgré les particularités, les singularités spécifiquement repérables selon les catégories socio professionnelles des différents stagiaires qui constituaient, à l’Université, des groupes pouvant varier entre une quinzaine et une petite trentaine de personnes, ce que j’ai trouvé de commun, c’est qu’en trois décennies (si l’on arrondit !) les témoignages d’un sentiment d’injustice et de souffrance au travail se sont multipliés en feed-back, (en Français dans le texte !) d’une façon exponentielle.
Ce phénomène se retrouvant à l’I.T.S. avec les étudiants mais aussi dans mes échanges de hasards avec d’anciens étudiants ou étudiantes aux prises avec quelque « leader cannibale » sur leurs lieux de travail. Ce qui leur rappelait forcément mon cours sur « leadership rayonnant et leadership cannibale ». On peut donc dire que trois générations, des vingt ans aux soixante ans en passant par les quarante, ont, très concrètement et empiriquement, une vision extrêmement critique du monde du travail.
C’est qu’on a pris l’habitude de cultiver sans vergogne aucune l’exploitation de l’homme par l’homme –et quoi qu’on en puisse dire au niveau des bonnes intentions !- les faits sont là et rien n’est plus têtu que les faits. Et lorsque l’on prend soin de se mettre à l’écoute de « ceux qui bossent », ce sont de curieux mots qui viennent frapper nos tympans : mépris de l’autre, exploitation –de l’autre !- (comme déjà évoqué plus haut), précarité, sexisme, racisme, caporalisme des petits (et moins petits) chefs, malhonnêtetés intellectuelles et/ou malhonnêtetés tout court de certains collègues –dirigeants ou subalternes, la belle affaire !- discriminations ouvertes ou sournoises, jalousies, fayotages fieffés et pistons avérés, népotismes institutionnalisés et… j’en oublie, c’est sûr !
Si je voulais faire dans le plus imagé d’ailleurs, au niveau de l’expression, je pourrais très facilement reprendre presque texto un aveu d’un jeune étudiant éducateur spécialisé de l’an dernier qui nous avait confié, entre autre : « Quand on entend certains anciens parler de l’équipe, ça nous rassure pas tellement sur son efficacité. Ainsi, lors de mon dernier stage, un professionnel qui faisait office de chef de service et qui avait trente deux ans de maison dans le C.H.R.S. où j’étais n’a pas hésité à nous dire, à l’autre stagiaire et à moi, son étonnement que l’on parle toujours à l’I.T.S. de l’équipe comme étant un outil de prédilection dans le travail social et avec une totale confiance. Il n’a pas hésité à nous dire, lui, pince sans rire : « Moi, je vais vous dire les p’tits jeunes… Dans les boîtes du social, le travail en équipe, ça eut payé, mais ça ne paye plus ! L’entraide, la solidarité, l’éthique, la déontologie, tout ça, c’est bon pour en parler dans les Colloques et Congrès, mais sur le terrain, c’est pas pour vous casser le moral, mais aujourd’hui, c’est « chacun pour sa gueule », alors faut pas se payer de mots et être trop naïf, trop confiant dans ce qu’on peut vous raconter, en théorie…
Faut surtout savoir jouer dans la dualité, savoir prendre la posture qu’il faut prendre au bon moment, et pas vouloir jouer à l’original en voulant appliquer quelque théorie ou savoir-faire théorique que ce soit » .
La « vertu pédagogique » d’un tel discours m’échappe un peu, mais ce qui n’échappe pas, en revanche, dans ce discours, c’est la prise de conscience d’un écart (qui peut être incommensurable !) entre le discours politico-managérial sur le travail (dont le nec plus ultra est sans doute le fameux « travailler plus pour gagner plus » de qui vous savez !) et l’exercice/expérience existentielle du travail sur le terrain, on la retrouve dans toutes les strates du monde du travail.
De cela, il va en résulter et se développer (durablement ?) un discours critique acerbe, radical et inépuisable de tout un chacun sur son propre travail, sur le travail en général et les innombrables injustices dont tout un chacun se sent victime.
Les dominants et dirigeants ont beau dire que, ce qu’il y a de bien avec le travail, c’est que lorsqu’il est bien fait, il permet surtout la réalisation de soi et l’intégration sociale ; les dominés et humiliés n’ont aucune raison qui les empêcherait d’évoquer en contrepoints leurs dures journées de labeur, leurs Troubles Musculo-Squelettiques qui ont été si bien stigmatisés par mon ami François LEBERT, dit le Joyeux Prolo, dans son chef-d’œuvre Anthologie d’un désespoir industriel…(1), leurs crises de stress à répétition, leur fatigue chronique doublée de multiples tensions, leur peur-panique d’une mise au chômage, toujours possible et sans crier gare, et même jusqu’à leurs blues du dimanche soir qui les fera aller, le lendemain, après avoir passé une mauvaise nuit quasi blanche, « à la job », comme disent les Canadiens, mais…à reculons.
On peut se demander pourquoi le travail, aujourd’hui, cristallise autant de sentiments d’injustices chez beaucoup de gens. Et là, je crois que pour le comprendre, on doit d’abord remonter aux éléments constitutifs de l’activité laborieuse des êtres humains dans nos sociétés dites démocratiques. Il est, en effet, admis dans nos sociétés dites aussi DE DROIT que le travail est, à la fois, un statut, une valeur d’échange et une activité créatrice. Et ce sont ces trois composantes qui sont censées renvoyer chacune à un principe de justice et d’équité.
1) Le statut.
En effet, c’est le statut qui implique un principe d’égalité d’accès dans la hiérarchie des positions tant sociales que professionnelles. Mais ce principe qui nous paraît « aller de soi », évident, peut être complètement détourné par des aigrefins de haute volée qui savent toujours se « faire passer pour » et/ou « se donner l’air d’avoir l’air » et savent, par là même, « tromper leur monde !»
Toute une partie de la presse et des médias audio-visuels ne manque pas d’ailleurs de « faire ses choux gras » des « exploits » d’une foultitude d’aventuriers, d’intrigants, d’arrivistes fieffés et autres rastaquouères qui font les avantageux à l’esbroufe.
Le monde politique et le monde des affaires et du commerce, le monde du sport, aussi étonnant que cela puisse paraître se montrent particulièrement disposés à ce genre de « détournement du principe d’égalité ». Mais cela ne veut bien évidemment pas dire que le secteur du travail social ou médico-social, par exemple, en soit tout à fait exempt.
2) L’échange.
Pour ce qui concerne l’échange, il se réalise essentiellement entre le travail et le salaire. Et nul n’ignore ici que la connaissance la plus scientifique qui soit des mécanismes opérationnels de ce rapport premier et élémentaire de l’échange dans notre système socio-économique dit, en langage abrupt, capitaliste, et en langage masqué et/ou postmoderne, néo-libéral ; cette connaissance, on la doit à un certain Karl MARX qui fut un peu aidé sur la fin par son compère Friedrich ENGELS, et on trouve tout cela dans un ouvrage volumineux et pas facile à comprendre du tout mais sacrément complet, et qui est intitulé Le Capital.
Seulement, depuis l’exposé de Philippe BRANGER la dernière fois, on sait qu’entre « travail » et « salaire », dans ce système capitaliste-néo-libéral, il y a toujours de la plus-value qui vient s’interposer et que cette plus-value, c’est toujours du « travail non-payé ». Et comme cela s’est complexifié avec le développement de la spéculation financière, de la mondialisation des affaires et du commerce, et de la marchandisation de l’humain instrumentalisé parallèlement aux biens matériels qu’ils soient naturels ou manufacturés, nous sommes plus ou moins revenus au mythe du Veau d’Or de l’Antiquité biblique, c’est-à-dire que l’on cultive aujourd’hui, avec ostentation, l’étalement de la richesse, de ce que permet l’Argent avec un grand A majuscule, au même titre que les Hébreux adoraient le Veau d’Or au pied du Mont Sinaï, avant le retour de Moïse, dans la Bible.
3) L’activité créatrice.
L’activité créatrice dans le travail professionnel, c’est bien entendu, « rien que du bonheur », comme on dit maintenant, puisque c’est ce qui permet au travailleur de se réaliser en travaillant et de se rendre utile aux autres en produisant des biens ou en proposant des services pour autrui. Seulement, bien souvent, ce sont les difficultés relationnelles au sein de l’entreprise, entre les autres membres du personnel et tout un chacun, qui vont venir entraver ce qui n’aurait pu être « que du bonheur » pour reprendre l’ expression déjà employée ; mais qui viennent, bien au contraire, apporter contrariétés, zizanies, affrontements, si ce n’est purement et simplement malheur et catastrophe. Ce qui va créer un mauvais climat et une montée de la tension pouvant conduire aux conflits plus ou moins larvés, plus ou moins ouverts avec leur part de psycho-terrorismes-sadico-pervers et les souffrances qui en découlent.
Or, on a vraiment commencé à parler, en France, de la souffrance et du harcèlement au travail avec la parution, il y a une dizaine d’années, du best-sellers de Marie-France HIRIGOYEN intitulé Le harcèlement moral et pour sous-titre La violence perverse au quotidien. Et comme je le dis dans mon petit ouvrage Du harcèlement moral ou Du harcèlement immoral ?
pas pour faire mon intéressant mais parce que c’est la vérité vraie, j’ai eu l’intuition d’un développement préoccupant de ce processus pervers, inique, destructeur et déshumanisant, environ dix ans avant que ne paraisse le best-sellers de Marie-France HIRIGOYEN.
Et il est bien vrai aujourd’hui que, depuis un quart de siècle, je me suis très facilement aperçu devant mes différents auditoires que les relations de travail se durcissaient et devenaient violentes, irrespectueuses, voire parfois iniques et sans foi ni loi, exemptes de la moindre éthique.
Dès la fin des années 80, en effet, j’ai pu constater que se développait un peu partout une sorte de « caporalisme new look » qui ne se gênait pas pour se parer de nouveaux concepts et inventer des expressions tout à fait logomachiques du genre « management participatif », par exemple.
Je disais déjà lors d’une conférence de Formation syndicale sur le thème du harcèlement, il y a un peu plus de cinq ans et demi : « Que d’asservissements manipulatoires –et néanmoins juteux pour certains !- dans des entreprises ou des institutions, vers les années 90 de l’autre siècle, sous prétexte et sous couvert d’instaurer un nouveau management, ce fameux « management participatif » ! (Op. cit. p. 16).
Si durant tout la décennie qui s’est déroulée de 1980 à 1990 il m’est apparu que notre société se délitait et devenait de plus en plus anomique, la décennie qui devait nous conduire à l’An 2000 fut loin de « redresser la barre » si vous m’autorisez à utiliser cette métaphore digne du Vendée-Globe.
Mais je viens aussi d’employer un adjectif qui appartient au jargon de la sociologie et que je me dois de vous expliciter un chouïa. Je vous ai parlé de notre société qui devenait anomique, et ce, de plus en plus, depuis deux décennies. Adjectif : anomique ; substantif : anomie. On parle d’anomie en sociologie lorsque, dans une société donnée, les règles et les principes affichés par cette dernière ont perdu tout pouvoir de contrainte et de prégnance sur les individus qui la composent. Si l’on suit l’étymologie, le mot anomie vient du grec ancien anomia qui veut dire : absence ou violation de la loi. Aujourd’hui, on peut aisément considérer que l’anomie est devenue une sorte de sida sociétal qui recouvre les sociétés humaines à l’échelle de la planète entière.
On sait qu’en médecine, un syndrome est un ensemble de plusieurs symptômes ou signes en rapport avec un état pathologique donné, et permettant par leur groupement d’orienter le diagnostic.
Dans le domaine qui nous occupe présentement, si le harcèlement dit moral est un syndrome, celui-ci relève conjointement de la psychologie sociale, de l’éthique personnelle et de la déontologie corporative, et enfin de la Loi, disons plutôt du juridique.
Pour faire court, on peut dire que ce règne de la violence perverse dans les situations de travail qui tend à se développer de plus en plus et… « sans état d’âme », comme disent souvent des gens qui, paradoxalement, croient à l’âme ; eh bien, ce règne de la violence perverse sur les lieux de travail est la résultante, comme je le disais dans mon petit livre, tout à la fois de l’injonction soixante-huitarde et post-soixante-huitarde « Il est interdit d’interdire ! », de la montée exponentielle du chômage et de la révolution informatique et de la robotique ; étant entendu que ces trois facteurs ne sont sans doute pas exhaustifs mais sont au moins fondamentaux. Et dans ce chaos, dans cette absence complète de repères raisonnés et raisonnables, il ne nous faut surtout pas oublier de nous en remettre aussi à cette grande vérité que l’on doit au grand psychosociologue trop tôt disparu, j’ai nommé Pierre DESPROGES, vérité qui disait : « Une des grandes joies de la vie, c’est d’humilier ses semblables ». Et ce n’est très certainement pas pour rien que Marie-France HIRIGOYEN a choisi d’ouvrir l’Introduction à son livre Le harcèlement moral (La violence perverse au quotidien) par la formule de Pierre DESPROGES que je viens de rappeler précédemment. Cette vérité anthropologique majeure formulée, on comprend mieux pourquoi on observe tant de foires d’empoignes pleines de bruits et de fureurs dans les milieux professionnels des entreprises et des institutions. On reviendra d’ailleurs plus en profondeur sur la banalisation et la normalisation de ce harcèlement immoral lorsqu’on abordera en mars prochain l’individu hypermoderne, selon Eugène ENRIQUEZ. Eugène ENRIQUEZ dont j’ai eu la très grande joie de faire la connaissance il y a quelques mois, grâce à une collègue. Collègue et néanmoins amie, ce qui prouve bien qu’il y a des exceptions…
Gérard Lecha
Tours, 22/27 décembre 2008.


(1) Anthologie d’un désespoir industriel…, par François LEBERT, préface de Gérard Lecha,
Editions du bout de la rue, 1, rue Marcelin Berthelot – 92170 - Vanves. 2006. 12Euros.



































Sommaire




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I – D’où j’ai observé ce phénomène…
1) A l’I.T.S. (Institut du Travail Social).
2) Au S.U.F.C.O. (Service Universitaire de Formation Continue de l’Université François RABELAIS).

II – Les discours à l’Ecole de Formation ou à l’Université et les exigences existentielles sur le terrain.

III – Du faux-semblant institutionnel au mal-être existentiel des personnels.
1) Le statut
2) L’échange
3) L’activité créatrice
4) D’un « caporalisme new look » et le « management participatif » (fin des années 80).
5) Les conséquences de l’anomie ici et maintenant.
6) D’une considération imparable de Pierre DESPROGES.
7) D’une approche inquiétante de l’individu hypermoderne selon Eugène ENRIQUEZ.
(Annonce de la soirée de mars prochain sur ce thème. G.L.)