samedi 31 janvier 2009

DIALOGUE AUX ENFERS ENTRE MACHIAVEL ET MONTESQUIEU

Extraits de quelques propos (actuels ?) entre Machiavel…et Montesquieu

DEMARCHES DU POUVOIR – CONSTITUTION - 8è Dialogue

… « L’usurpateur d’un Etat est dans une situation analogue à celle d’un conquérant. Il est
Condamné à tout renouveler, à dissoudre l’Etat, à détruire la cité, à changer la face des mœurs. C’est là le but, mais dans les temps actuels il n’y faut tendre que par des voies obliques, des moyens détournés, des combinaisons habiles, et, autant que possible, exemptes de violence. Je ne détruirai donc pas les institutions, mais je les toucherai une à une par un trait de main inaperçu qui en dérangera le mécanisme. Ainsi je toucherai tour à tour à l’organisation judiciaire, au suffrage, à la presse, à la liberté individuelle, à l’enseignement.
Par-dessus les lois primitives je ferai passer toute une législation nouvelle qui, sans abroger expressément l’ancienne, la masquera d’abord, puis bientôt l’effacera. Telles sont mes conceptions générales, maintenant vous allez voir les détails d’exécution »…
«… Je ferai une autre constitution, voilà tout… »…
Machiavel qui connait les principes de « l’Esprit des Lois » les rappelle allant au- devant des objections prévisibles de Montesquieu…
…« Vous ne manqueriez sans doute pas de me parler du principe de la séparation des pouvoirs, de la liberté de la parole et de la presse, de la liberté religieuse, de la liberté individuelle, du droit d’association, de l’égalité devant la loi, de l’inviolabilité de la propriété et du domicile, de la proportionnalité des peines, de la non rétroactivité des lois … »
… « Je ne vois nul inconvénient à proclamer ces principes ; j’en ferai même, si vous le voulez, le préambule de ma constitution….Je vous ai dit que je proclamerais ces principes, mais je ne vous ai pas dit que je les inscrirais ni même que je les désignerais expressément…Si j’énumérais ces droits, ma liberté d’action serait enchaînée vis-à-vis de ceux que j’aurais déclarés ; c’est ce que je ne veux pas. En ne les nommant point, je parais les accorder tous et je n’en accorde spécialement aucun ; cela permet plus tard d’écarter, par voie d’exception, ceux que je jugerai dangereux... »…

LA PRESSE - 12è Dialogue

Après avoir énoncé que la liberté de la presse serait étroitement surveillée et avoir précisé l’utilisation qu’il ferait de la publicité sélective, MACHIAVEL poursuit…

… « Dans les pays parlementaires, c’est presque toujours par la presse que périssent les gouvernements, eh bien j’entrevois la possibilité de neutraliser par la presse elle-même. Puisque c’est une si grande force que le journalisme, savez-vous ce que ferait mon gouvernement ? Il se ferait journaliste, ce serait le journalisme incarné… »
…« Je compterai le nombre de journaux qui représenteront ce que voua appelez l’opposition. S’il y en a dix pour l’opposition, j’en aurai vingt pour le gouvernement ; s’il y en a vingt, j’en aurai quarante, s’il y en a quarante, j’en aurai quatre-vingts. Voilà à quoi me servira, vous le comprenez à merveille maintenant la faculté que je me suis réservée d’autoriser la création de nouvelles feuilles politiques…. »
… « Je diviserai en trois ou quatre catégories les feuilles dévouées à mon pouvoir. Au premier rang je mettrai un certain nombre de journaux dont la nuance sera franchement officielle, et qui, en toutes rencontres, défendront mes actes à outrance. Ce ne sont pas ceux-là je commence par vous le dire qui auront le plus d’ascendant sur l’opinion. Au second rang je placerai une autre phalange de journaux dont le caractère ne sera déjà plus qu’officieux et dont la mission sera de rallier à mon pouvoir cette masse d’hommes tièdes et indifférents qui acceptent sans scrupule ce qui est constitué, mais ne vont pas au-delà dans leur religion politique.
« C’est dans les catégories de journaux qui vont suivre que se trouveront les leviers les plus puissants de mon pouvoir. Ici, la nuance officielle ou officieuse se dégrade complètement, en apparence, bien entendu, car les journaux dont je vais vous parler seront tous rattachés par la même chaîne à mon gouvernement, chaîne visible pour les uns, invisible à l’égard des autres. Je n’entreprends point de vous dire quel en sera le nombre, car je compterai un organe dévoué dans chaque opinion, dans chaque parti ; j’aurai un organe aristocratique dans le parti aristocrate, un organe républicain dans le parti républicain, un organe révolutionnaire dans le parti révolutionnaire, un organe anarchiste, au besoin, dans le parti anarchiste. Comme le dieu Vishnou, ma presse aura cent bras, et des bras donneront la main à toutes les nuances d’opinion quelconque sur la surface entière du pays. On sera de mon parti sans le savoir. Ceux qui croiront parler leur langue parleront la mienne, ceux qui croiront agiter leur parti agiteront le mien, ceux qui croiront marcher sous leur drapeau marcheront sous le mien »…

LES FINANCES – L’ECONOMIE – LE BUDGET –
18è, 19è et 20è Dialogue

MONTESQUIEU ayant fait observer que…
« … La perfection du système financier, dans les temps modernes, repose sur deux bases fondamentales, le contrôle et la publicité … »
et que…
« …Toute l’œuvre de l’administration financière, si vaste et si compliquée qu’elle soit dans ses détails, aboutit, en dernière analyse, à deux opérations fort simples, recevoir et dépenser… »
En réponse MACHIAVEL développe sa méthode…
… « Au commencement de l’année budgétaire, le surintendant des finances s’énoncera ainsi : « Rien d’altère jusqu’ici, les prévisions du budget actuel. Sans se faire d’illusions, on a les plus sérieuses raisons d’espérer que, pour la première fois depuis bien des années, le budget, malgré le service des emprunts, présentera, en fin de compte, un équilibre réel. Ce résultat si désirable, obtenu dans des temps exceptionnellement difficiles, est la meilleure des preuves que le mouvement ascendant de la fortune publique ne s’est jamais ralenti … A ce propos l’on parlera de l’amortissement qui vous préoccupait tout à l’heure et l’on dira : « L’amortissement va bientôt fonctionner. Si le projet que l’on a conçu à cet égard venait à se réaliser, si les revenus de l’Etat continuaient à progresser, il ne serait pas impossible que, dans le budget qui sera présenté dans cinq ans, les comptes publics ne se soldassent par un excédent de recettes. »…
… « Quelquefois il y a, vous le savez, des mots tout faits, des phrases stéréotypées, qui font beaucoup d’effet sur le public, le calment, le rassurent. Ainsi, en présentant avec art telle ou telle dette passive on dit : ce chiffre n’a rien d’exorbitant ; - il est normal, il est conforme aux antécédents budgétaires ; - le chiffre de la dette flottante n’a rien que de très rassurant. Il y a une foule de locutions semblables dont je ne vous parle pas parce qu’il est d’autres artifices pratiques, plus importants, sur les quels je dois attirer votre attention.
D’abord, dans tous les documents officiels il est nécessaire d’insister sur le dévelop-pement de la prospérité, de l’activité commerciale et du progrès toujours croissant de la consommation.
Le contribuable s’émeut moins de la disproportion des budgets, quand on lui répète ces choses, et on peut les lui répéter à satiété, sans que jamais il s’en défie, tant les écritures authentiques produisent un effet magique sur l’esprit des sots bourgeois. Lorsque l’équilibre des budgets est rompu et que l’on veut, pour l’année suivante, préparer l’esprit public à quelque mécompte, on dit à l’avance dans un rapport, l’année prochaine le découvert ne sera que de tant…
Si le découvert est inférieur aux prévisions, c’est un véritable triomphe ; s’il est supérieur, on dit : le déficit a été plus grand qu’on ne l’avait prévu, mais il s’était élevé à un chiffre supérieur l’année précédente … ».

DEJA L’IMMOBILER… ET LES HBM (habitations à bon marché)
23é Dialogue

« Passons à d’autres objets. Ce qui va vous étonner, c’est que je reviens aux constructions… Vous allez voir l’idée politique qui surgit du vaste système de constructions que j’ai entrepris ; je réalise par là une théorie économique qui a fait beaucoup de désastres dans certains Etats de l’Europe, la théorie de l’organisation du travail permanent pour les classes ouvrières. Mon règne leur promet un salaire indéfini. Moi mort, mon système abandonné, plus de travail, le peuple est en grève et monte à l’assaut des classes riches. On est en pleine Jacquerie : perturbation industrielle, anéantissement du crédit, insurrection dans mon Etat…
La question des constructions qui parait mince est donc en réalité, comme vous le voyez une question colossale. Quand il s’agit d’un objet de cette importance, il ne faut pas ménager les sacrifices. Avez-vous remarqué que presque toutes mes conceptions politiques se doublent d’une conception financière ? C’est encore ce qui m’arrive ici. J’instituerai une caisse des travaux publics que je doterai de plusieurs centaines de millions à l’aide desquels je provoquerai aux constructions sur la surface entière de mon royaume. Vous avez deviné mon but : je tiens debout la jacquerie ouvrière ; c’est l’autre armée dont j’ai besoin contre les factions. Mais cette masse de prolétaires qui est dans ma main, il ne faut pas maintenant qu’elle puisse se retourner contre moi au jour où elle serait sans pain. C’est à quoi je pourvois par les constructions…L’ouvrier qui construit pour moi construit en même temps contre lui les moyens de défense dont j’ai besoin. Sans le savoir il se chasse lui-même des grands centres où sa présence m’inquiéterait ; il rend à jamais impossible le succès des révolutions qui se font dans la rue… Ma capitale ne sera guère habitable, pour ceux qui vivent d’un travail quotidien, que dans la partie la plus rapprochée de ses murs. Ce n’est donc pas dans les quartiers voisins du siège des autorités que les insurrections pourront se former. Sans doute il y aura autour de la capitale une population ouvrière immense, redoutable dans un jour de colère ; mais les constructions que j’élèverais seraient toutes conçues d’après un plan stratégique, c'est-à-dire qu’elles livreraient passage à de grandes voies ou, d’un bout à l’autre, pourrait circuler le canon. L’extrémité de ces grandes voies se relierait à une quantité de casernes, espèces de bastilles, pleines d’armes, de soldats et de munitions. »…
… « Vous comprenez bien que je n’entends pas rendre la vie matérielle difficile à la population ouvrière de la capitale… mais la fécondité de ressources que doit avoir mon gouvernement me suggérerait une idée ; ce serait de bâtir pour les gens du peuple de vastes cités où les logements seraient à bas prix, et où leurs masses se trouveraient réunies par cohortes comme dans de vastes familles. »

MONTESQUIEU : « Des souricières ! »

MACHAVIEL : « Oh ! l’esprit de dénigrement, la haine acharnée des partis ne manquera pas de dénigrer mes institutions… »…
LA FIN … au 25 è Dialogue…

Machiavel…- « … On m’invoque, vous dis-je, comme un dieu ; dans la grêle, dans la disette, dans les incendies, j’accours, la population se jette à mes pieds, elle m’emporterait au ciel dans ses bras, si Dieu donnait des ailes.

Montesquieu :- Ce qui ne vous empêcherait pas de la broyer avec la mitraille au moindre signe de résistance.

Machiavel : - C’est vrai mais l’amour n’existe pas sans la crainte.

Montesquieu : - Ce songe est-il fini ?

Machiavel : - Un songe ! Ah ! Montesquieu ! vous allez pleurer longtemps : déchirez l’Esprit des lois, demandez à Dieu de vous donner l’oubli pour votre part dans le ciel ; car voici venir la vérité terrible dont vous avez déjà le pressentiment ; il n’y a pas de songe dans ce que je viens de vous dire.

Montesquieu : - Qu’allez-vous m’apprendre !

Machiavel : - Ce que je viens de vous décrire, cet ensemble de choses monstrueuses devant lesquelles l’esprit recule épouvanté, cette œuvre que l’enfer même pouvait seul accomplir, tout cela est fait, tout cela existe, tout cela prospère à la face du soleil, à l’heure qu’il est, sur un point du globe que nous avons quitté.

Montesquieu : - Où ?

Machiavel : - Non, ce serait vous infliger une seconde mort.

Montesquieu : - Ah ! parlez, au nom du ciel !

Machiavel : - Eh bien !...

Montesquieu : - Quoi ?...

Machiavel : - L’heure est passée ! Ne voyez- vous pas que le tourbillon m’emporte !

Montesquieu : Machiavel !!!

Machiavel : - Voyez ces ombres qui passent non loin de vous en se couvrant les yeux ; les reconnaissez-vous ? ce sont des gloires qui on fait l’envie du monde entier. A l’heure qu’il est, elles redemandent à Dieu leur patrie !...

Montesquieu : - Dieu éternel, qu’avez-vous permis !... »

Extraits de
« Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu »
de Maurice Joly, précédé de l’Etat retors par Michel Bounan
Editions Allia – 16 rue Charlemagne – Paris IV

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