vendredi 6 février 2009

Quelques remarques à propos de la pièce de Maurice Joly

Quelques remarques à propos de la pièce de Maurice Joly
Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu

Je voudrais tout d'abord remercier Françoise et Gilbert de nous avoir permis de découvrir - c'est du moins le cas pour moi - ce texte décapant qui dénonce les moeurs et les pratiques politiques sous le Second Empire. L'auteur fait partie de ces milliers de républicains, la plupart anonymes, qui n'acceptèrent pas le coup d'état du 2 décembre 1851, qui préférèrent l'exil ou la prison plutôt que la soumission et le déshonneur (Victor Hugo en est la figure emblématique), et dont la grandeur morale est à l’égal de celle d’Antonio Gramsci écrivant à sa mère le 10 mai 1928, à la veille de son procès qui le conduira dans les geôles mussoliniennes pour plus de 10 ans, que « au fond, cette détention et cette condamnation, je les ai voulues moi-même, d'une certaine façon, parce que je n'ai jamais voulu changer mes opinions, opinions pour lesquelles je suis prêt, non seulement à rester en prison, mais à donner ma vie ».
La critique de Maurice Joly démonte de façon magistrale les mécanismes par lesquels le pouvoir politique napoléonien, alliant autoritarisme et démagogie, cherche à conforter son emprise sur l'ensemble de la société. Mais doit-on réduire l’intrigue et la portée du texte de Maurice Joly à la rencontre « entre deux célèbres champions européens de la pensée politique qui confrontent et jouent deux visions opposées du jeu social », à la recherche de la réponse à la question : « qui a vu juste sur l'homme et la société », Machiavel ou Montesquieu ? Si la critique de Maurice Joly est toujours d'une brûlante actualité, ce n'est pas parce qu'elle parle de l'homme en général ou de la société en général - abstractions dont le caractère creux a été mis en lumière par la 6ème Thèse sur Feuerbach (« l’essence humaine n'est pas une abstraction inhérente à l'individu isolé. Dans sa réalité, elle est l'ensemble des rapports sociaux ») au fondement de l'anthropologie marxienne - mais par ce que, dans des formes et des conditions historiquement autres, la même bourgeoisie capitaliste cherche par tous les moyens, idéologiques et politiques, à maintenir et à renforcer sa domination de classe sur la société, domination de classe qui n’est elle-même qu’un moment de l'histoire.
Il me semble que l'auteur de la pièce, en faisant du florentin le théoricien « de l'autoritarisme et du double langage » comme formes nécessaires et universelles du rapport politique, se trompe dans la mesure où il naturalise ce qui chez Machiavel est historique. En effet, pour Machiavel, le fait politique ne peut être pensé comme détermination d’une certaine essence cosmique de l'homme, mais comme problème historique concret à résoudre, comme jeu contradictoire de la « fortune » (les hasards, la nécessité extérieure etc.) et de la « virtù » (les actes, les décisions humaines qui présupposent l'existence d'un certain libre arbitre chez les êtres humains). C'est d'ailleurs le sens de cette métaphore utilisée par Machiavel dans le Prince : si l'existence et la force du torrent ne dépendent pas des hommes (fortune), il dépend d’eux cependant de lutter ou non contre les inondations par la construction de digues (virtù) : ce qui signifie qu'il n'y a pas de fatalité, que l'avenir des hommes dépend des hommes eux-mêmes. La pensée politique de Machiavel, pour qui l’histoire humaine ne relève pas de l'ordre de la nature, peut être mal interprétée si l'on oublie le cadre historique qui l'a vu naître. Prenons l'exemple des « factions » dont parle la pièce : celles que dénonce Machiavel-Napoléon III, ce sont les sociétés et organisations politiques restées fidèles à la démocratie et à la république, alors que le Machiavel historique condamne celles qui à son époque, en s'opposant aux progrès politiques et économiques, voulaient maintenir le système féodal et ses privilèges. Machiavel est homme de son temps, et c'est avec les moyens de son temps qu'il cherche à résoudre ce problème politique majeur : comment arriver à construire cet État unitaire italien qui, en s'imposant à l’émiettement féodal, permettrait le libre développement des forces politiques et économiques nouvelles, celles du capitalisme marchand en plein essor ? Tout le texte du Prince explique comment doit se comporter le prince - qui symbolise le chef politique, le condottiere idéal - pour créer cette volonté collective nécessaire à la fondation de ce nouvel état. Machiavel a bien compris, s'appuyant sur l'exemple de la France de Charles VII et de Louis XI, que trois conditions au moins doivent être remplies pour parvenir à cet objectif :
- la nécessité pour l'État unitaire national de prendre la forme d'une monarchie absolue ;
- l’existence d'une volonté collective nationale populaire qui nécessite l’irruption de la grande masse des citoyens dans la vie politique (c'est la signification même de la création d'une milice nationale, par exemple) ;
- la reconnaissance de la nécessité d'un tel État doit être si fortement reconnue que tous accepteront, pour atteindre ce but, que soient employés tous les moyens adéquats (celui qui veut la fin veut les moyens nécessaires pour l’atteindre).
Il faut pour cela, selon Machiavel, s'appuyer sur « la réalité effective », qui n'est ni statique ni immobile, mais se manifeste toujours comme rapport de force en continuel mouvement et en équilibre instable : l'objectif de la volonté politique consiste alors à rechercher l'équilibre en s'appuyant sur la classe qui s'affirme progressiste et porteuse d'avenir, la bourgeoisie, en la renforçant pour la faire triompher, en usant de « férocité » à l'égard de tous les partisans de l’ordre ancien qui s'opposeraient à cet objectif. C'est bien d'ailleurs ce que Gramsci avait en vue lorsqu'il notait dans ses Cahiers de prison que chez Machiavel la démocratie est d'un type « adapté à son temps, elle est en fait le consensus actif des masses populaires pour la monarchie absolue, en tant qu'elle vise à limiter et détruire l'anarchie féodale et seigneuriale et le pouvoir des prêtres, en tant qu'elle est fondatrice des grands états territoriaux nationaux, fonction que la monarchie absolue ne pouvait exercer sans l'appui de la bourgeoisie et d'une armée permanente, nationale, centralisée ».
Si Machiavel-Napoléon III correspondait au vrai Machiavel, on ne comprendrait pas pourquoi Jean-Jacques Rousseau, parlant du florentin comme d’un « honnête homme » et d’un « bon citoyen » « forcé dans l'oppression de sa patrie de déguiser son amour pour la liberté » (Note du manuscrit de Neuchâtel du Contrat Social), résumait ainsi la signification d'ensemble de l'ouvrage le plus connu de Machiavel :
« En feignant de donner des leçons au roi, il en a donné de grandes aux peuples. Le prince de Machiavel est le livre des républicains » (Contrat Social, Livre III, chapitre 6, Ecrits politiques, Pléiade, p. 409).

Jacques Ducol

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